Par Lisa Mazzone, conseillère aux Etats. Ce texte est paru le 27 avril 2020 sur le site internet heidi.news.ch

La compagnie aérienne la plus respectueuse de l’environnement de la planète.» Voilà le destin que trace le gouvernement français pour Air France, en le posant comme condition à un cautionnement et à un prêt de 7 milliards d’euros pour redécoller après le coronavirus. Tonalité similaire en Autriche, où la ministre verte de l’environnement annonce assortir son soutien aux compagnies aériennes de contreparties climatiques. Austrian Airlines, qui est en première ligne, est une filiale du groupe allemand Lufthansa, tout comme Swiss, qui a repris l’héritage de notre défunte compagnie nationale.

Qu’en pense notre Conseil fédéral? La présidente de la Confédération et ministre de l’environnement Simonetta Sommaruga botte en touche : «La protection du climat ne veut pas dire qu’on ne prend plus l’avion.» En effet. La question est de savoir combien et comment. Il est temps que le politique le décide. La balle est dans le camp du Conseil fédéral qui devrait libérer mercredi quelque 3 à 5 milliards de francs de cautionnement pour soutenir le secteur aérien. Des conditions sont à poser.

Dans ma vie, je n’ai pas pris souvent l’avion, mais à chaque fois j’ai été saisie par la puissance déployée pour nous soulever dans les airs, dans une expérience intime des besoins énergétiques où l’on ressent le carburant secouer nos entrailles. Ainsi se pose l’équation incontournable de l’aviation. D’un côté le prodige de la technique qui rétrécit les distances et accroît les échanges, de l’autre les nuisances – bruit, pollution de l’air, réchauffement climatique. L’humanité entière doit se les répartir, dans les limites du soutenable pour la planète. Pas évident, alors qu’on estime actuellement à 10% la part de la population mondiale qui est déjà montée dans un avion. Pour résoudre l’équation, l’aviation de demain devra être redimensionnée à la baisse, forcément. En particulier en Suisse où nous volons deux fois plus que dans les pays voisins, ce qui représente près de 20% de notre facture climatique nationale.

Alors que nous procédons actuellement à un tri entre les activités essentielles ou non, la même démarche pour l’aviation est nécessaire pour répondre à l’urgence climatique et faire primer la santé. Demain, le trafic aérien devra être orienté sur les besoins qui relèvent de l’intérêt public, à savoir la diplomatie et l’économie conjugués à la préservation de l’environnement et de la qualité de vie des riveraines et riverains.

Dumping fiscal et environnemental

Nous assistons et, pire, nous participons pour l’heure à un dumping environnemental. Et comme tout dumping, il n’est pas une garantie de durabilité économique. Les compagnies aériennes profitent de privilèges fiscaux, puisque contrairement aux autres domaines économiques, elles ne paient ni TVA ni taxe sur le carburant pour les vols internationaux. Plus d’un milliard de francs manque chaque année dans les caisses publiques, tandis que les coûts externes assumés par la collectivité, eux, atteignent le milliard rien qu’en raison des conséquences climatiques. En d’autres termes, chacune et chacun d’entre nous contribue par ses impôts à la politique des bas coûts pratiquée par les compagnies. Grâce à ces prix artificiellement bas, elles ont dopé la demande, faisant augmenter trois fois plus rapidement le nombre de mouvements aériens de la population depuis le tournant du siècle, alors que seuls 15% des vols sont des voyages d’affaires. Et pour 2030, la Confédération table sur 80 millions de passagères et passagers en Suisse, contre 60 millions aujourd’hui. D’exceptionnel, prendre l’avion est devenu banal.

Résultat: l’impact de l’aviation sur le climat est toujours plus préoccupant, au point que le secteur risque de devenir le plus néfaste en Suisse d’ici 2030. Selon le Conseil fédéral, «quoi qu’il en soit, dans tous les cas de figure, il n’est prévu aucune réduction absolue des émissions, seulement une diminution de leur croissance». Comme le dit la présidente de la Confédération, «la protection climatique veut dire qu’on essaie de ne pas prendre l’avion si ce n’est pas nécessaire. C’est pourquoi il faut investir dans l’infrastructure là où l’on peut atteindre les principales villes en Europe par train.»

Pourtant, les offres ferroviaires ont rétréci comme peau de chagrin, ne résistant pas à la concurrence de l’avion, comme encore dernièrement la suppression de la ligne directe Genève-Marseille, sans parler des trains de nuit. A l’heure actuelle, 80% des départs aériens depuis la Suisse sont à destination européenne. Depuis Genève Aéroport, Paris est la seconde destination et Zurich la sixième, alors que ce trajet en avion représente en moyenne cent cinquante fois plus d’émissions de gaz à effet de serre par passager qu’en train.

Repenser l’après coronavirus

Grounding, urgence. Le coronavirus a cloué les avions au sol, les compagnies appellent le politique à la rescousse, ce qui n’a pas empêché EasyJet de verser des dividendes de plusieurs dizaines de millions de livres sterling à ses actionnaires. Les compagnies bénéficient à juste titre du chômage partiel, comme les autres entreprises. Elles attendent toutefois un soutien supplémentaire, que le Conseil fédéral a pourtant refusé d’accorder aux médias, aux crèches ou même aux employées domestiques. On parle de cautionnement, pour la branche, de prêts de plusieurs milliards de francs. Si les compagnies aériennes ne se tournent pas vers les banques, c’est que la période s’annonce durablement incertaine, entre mutation du tourisme et crise économique. Le risque est donc non négligeable et sera porté par les contribuables, tandis que les éventuels bénéfices, eux, ne seront pas mutualisés. Il est étonnant que Lufthansa ne se tourne pas d’abord vers le marché pour trouver des fonds, tout comme il est étonnant que cela ne fasse l’objet de quasiment aucun débat.

L’aviation est essentielle pour assurer la connectivité de la Suisse et centrale pour la Genève internationale. Pour autant, l’orientation qu’elle a prise ne relève plus suffisamment de l’intérêt commun. Soutenir le secteur, en faveur des personnes qu’il emploie en Suisse, est donc nécessaire, mais pour le rediriger vers sa mission publique. Des conditions sont donc nécessaires. Après la crise financière de 2008, les autorités ont conditionné le sauvetage des banques à une réorientation de leur modèle d’affaires. Sauvetage une fois, mais pas deux. Après avoir déjà versé des centaines de millions de francs dans la débâcle de Swissair, avant de revendre la compagnie Swiss pour des cacahouètes au groupe allemand Lufthansa qui en a d’ailleurs tiré cinq milliards de bénéfices en quinze ans, il s’agit aujourd’hui d’accompagner le secteur aérien vers sa nécessaire transition. Afin qu’il s’aligne sur nos objectifs climatiques et de santé publique.

Si l’Etat intervient, il doit le faire dans l’intérêt public. Le soutien spécial au secteur aérien devrait être assorti des conditions suivantes:

  • Négociations internationales pour mettre fin à l’exonération de la taxation sur le carburant: profiter des aides par mauvais temps doit aller de pair avec l’acquittement des impôts par beau temps. C’est le moment idéal pour relancer les discussions internationales sur la taxation du kérosène. Afin que le groupe Lufthansa, premier en Europe, fasse entendre sa voix dans ce sens, la Suisse doit en faire une condition. Alliée à l’Autriche, elle aurait
    une carte à jouer. Cette taxe pourrait être attribué dans un premier temps au soutien à l’économie face aux conséquences du coronavirus.

  • Définition stratégique de la desserte: certaines destinations ont plus de valeur ajoutée que d’autres, comme Genève-New York, et devraient être priorisées. Les lignes stratégiques pour l’économie et la diplomatie sont moins soumises à une variation de la demande et donc sont plus fiables économiquement. Au contraire, certaines destinations ont tendance à exporter la consommation locale vers les villes européennes.

  • Priorité au ferroviaire: il s’agit de mettre fin aux lignes disposant d’une alternative ferroviaire efficace, comme Genève-Paris ou Genève-Zurich, en amenant les compagnies aériennes à développer des partenariats avec les entreprises ferroviaires. Côté politique, il nous revient ensuite de développer les relations et les infrastructures pour garantir une bonne desserte des villes se trouvant à moins de 1’000 kilomètres, comme Nice ou Bruxelles. Si la Suisse engage aujourd’hui des fonds en faveur de l’aviation, elle devrait aussi subventionner, en parallèle, le transport ferroviaire international, en particulier les trains de nuit.

  • Garanties en matière de conditions de travail: le modèle du low cost passe par la réduction des coûts tout au long de la chaîne. Cela signifie aussi des emplois en partie précaires ou mal rémunérés, en témoignent les nombreux conflits de travail qui secouent l’aéroport. Le soutien au secteur dans son ensemble ne peut se faire que s’il revalorise ces emplois et garantit des conditions de travail sûres et dignes.

  • Réserves solides en Suisse et renoncement aux dividendes: de la même manière que nous avons exigé des banques d’augmenter leurs fonds propres, nous devrions demander aux compagnies d’augmenter leurs réserves en Suisse, comme le souhaite la commission des transports du Conseil des Etats.

  • Meilleure efficacité énergétique: les compagnies devraient s’engager, d’une part à renouveler leur flotte pour la rendre plus efficace d’un point de vue sonore et énergétique, et d’autre part à utiliser davantage de carburant alternatif que les aéroports devraient mettre à disposition. Les Airbus A320 et A321 neo, plus efficaces, ne représentaient par exemple, en 2019, que 2% des passagers-km au départ de l’aéroport de Genève. Le respect des horaires dans des créneaux permettant le repos des habitantes et habitants devrait être garanti.

Résultat des courses, Rome, Barcelone ou Berlin en avion vaudra davantage qu’un billet de cinéma, dépassant le prix du billet de train pour le trajet équivalent. L’intérêt public, c’est un secteur aérien réduit, efficace, qui remet la qualité d’accueil et la pertinence de la desserte au centre, en répondant aux besoins stratégiques de la Suisse. L’intérêt public, c’est aussi la fierté d’une aviation exemplaire sur le plan environnemental, qui vit en bonne intelligence avec ses milliers de riveraines et riverains.

La crise du coronavirus nous ébranle et nous place face à ce qui nous est important. Elle est un sprint, quand le défi climatique est un marathon. Commençons à courir, et préparons-nous à tenir sur la distance.