Sophie Bobillier

Question déposée par Sophie Bobillier en septembre 2025

Texte complet: Q 4100

Exposé de la question:

Le 3 avril dernier, la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH) a condamné la Suisse dans son arrêt N.D contre Suisse (requête n° 56114/18). L’affaire concerne des violences subies par une femme de la part de son compagnon dont elle ne connaissait ni la dangerosité ni le passé criminel dans le canton de Lucerne.

Pour rappel, l’affaire relevait que dans un rapport psychiatrique, confirmé par expertise psychiatrique, établi dans le cadre d’une précédente condamnation du compagnon, il avait été relevé qu’en raison de sa capacité limitée à gérer de manière appropriée les situations difficiles, il fallait s’attendre de la part de l’homme à des menaces principalement verbales, mais aussi à des actes de violence plus graves dirigés contre les personnes avec lesquelles il entretenait des relations intimes, surtout en cas de séparation immédiate.

Un an plus tard, alors que N.D essayait de mettre un terme à leur relation, elle a subi de la part de son ex-compagnon du harcèlement par téléphone et SMS. Elle a donc pris l’initiative de contacter le médecin de famille de Monsieur, qui lui a recommandé de mettre fin à leur relation sans donner de détails, en précisant d’éviter de le faire de manière abrupte. Le médecin a ensuite, avec l’accord de la requérante, informé la police dudit entretien.

Le lendemain, un agent de police, qui n’avait pas connaissance de l’expertise psychiatrique de l’homme, a spontanément appelé la requérante pour l’interroger sur l’ampleur du harcèlement qu’elle vivait, et lui a demandé si elle nécessitait l’assistance des autorités. Il l’a également informé de la possibilité de porter plainte, et lui a donné les informations d’un centre d’aide aux victimes. Il lui a enfin conseillé lui aussi de mettre un terme à cette relation et lui a indiqué que son compagnon était une personne « non inoffensive » — son passé criminel, dont un féminicide est resté sous silence.

L’échange téléphonique a fait l’objet d’un rapport versé dans le système informatique de la police, accessible tant à la police municipale, cantonale, criminelle que la police des mœurs lucernoise.

Trois semaines plus tard, la requérante fut victime de séquestration, viol, tentative de meurtre, lésion corporelle grave de la part de son ex-compagnon.

Dans son arrêt, la CourEDH a rappelé que dans le contexte des violences à l’égard des femmes, l’art. 2 CEDH consacre une obligation positive des États partis de prendre des mesures opérationnelles préventives lorsque l’existence d’un risque l’exige, notamment en lien avec la dangerosité d’une personne. Dans ce contexte, les autorités doivent impérativement mener une évaluation du risque de létalité, de manière proactive et autonome, soit sans se contenter de la perception de la victime du risque auquel elle est exposée, mais en la complétant par leur propre appréciation (§ 63 de l’arrêt N.D contre Suisse).

Les principaux points qui ont constitué la violation de l’art. 2 CEDH par la Suisse sont les suivants :

  • Manquement des autorités nationales à leur obligation positive de protéger la vie de la requérante des violences de son compagnon ;
  • Manquement des autorités à empêcher la réalisation du risque certain et immédiat pour la vie de la requérante, dont elles avaient connaissance, au vu du casier judiciaire de Monsieur (féminicide et stalking), du signalement fait par le psychiatre de Monsieur et de l’appel téléphonique passé entre un policier et la victime peu avant les faits ;
  • Absence d’une évaluation adéquate du risque pour la vie de la requérante et de mesures opérationnelles qui auraient eu une chance réelle de changer le cours des évènements ou d’atténuer le préjudice causé. En effet, la Cour en déduit qu’en raison de la vulnérabilité de la requérante qui n’avait pas connaissance des éléments à la disposition des autorités, cette asymétrie d’information, dont elles étaient conscientes, aurait dû être compensée par une vigilance accrue de la part des autorités débouchant sur une évaluation complète et actualisée de la gravité du risque auquel elle était exposée.
  • Défaut de coordination suffisante entre les différents services (agent de police, supérieurs hiérarchiques, psy) dans la mesure où le policier n’avait pas accès à l’expertise psychiatrique, et donc ne connaissant pas l’ampleur totale de la dangerosité de Monsieur, bien qu’il connaissait ses deux condamnations antérieures, et que l’appel passé avec la victime et le signalement du psy n’ont mené à aucune mesure prise par les autorités ;
  • Lacunes du droit interne dans la mesure où au moment des faits, soit en 2007, le Code de procédure pénal lucernois ne permettait pas aux autorités, faute de « danger imminent » remarqué par les autorités (vu leur manque d’évaluation adéquate), de prendre des mesures de protection de la victime en l’absence de plainte formelle de sa part, comme le prononcé d’une mesure d’éloignement.

Au vu de ce qui précède, je sollicite le Conseil d’État afin qu’il réponde aux questions suivantes :

  1. Quels sont les moyens mis en place au sein des autorités pénales genevoises, notamment de la police et du SRSP, pour répondre aux obligations positives explicitées dans l’arrêt N.D contre Suisse ?
  2. Quels sont les outils ou moyens existants de coordination entre les services pour assurer les obligations positives, notamment de prévenir des violences sexistes et sexuelles ?
  3. Existe-t-il une base légale cantonale permettant aux autorités pénales, notamment à la police et au SRSP, de divulguer le casier judiciaire d’un tiers à une potentielle victime, par exemple de violence sexiste ou sexuelle en cas de risque concret de danger imminent ?
  4. Existe-t-il une base légale permettant aux autorités pénales, notamment à la police, de prendre les mesures préventives et de protection nécessaires en cas de risque concret de danger imminent, même en l’absence de dépôt de plainte de la personne concernée ?
  5. Dans la négative, quelles démarches le Conseil d’État entreprend-il pour pallier à cette lacune ?