Par Antonio Hodgers, président du Conseil d’Etat. Ce texte est paru dans la rubrique Opinion du journal Le Temps le 20 mai 2024. 

Dans ces mêmes colonnes (LT du 17.05 2024), le député PLR Murat Julian Alder a expliqué ses raisons de refuser les droits politiques cantonaux aux résidents étrangers. Au-delà de sa conception conservatrice et finalement très peu libérale des droits politiques, son accusation de communautarisme interpelle. En effet, par quel raisonnement logique peut-on conclure qu’une participation démocratique accrue serait la démonstration d’un renfermement communautaire?

L’erreur conceptuelle courante qu’il fait consiste à croire qu’il faut d’abord être «pleinement intégré» pour obtenir les droits politiques et que seule une décision administrative de naturalisation peut attester cette intégration. Il préconise donc la séquence suivante: intégration -> naturalisation -> droits politiques. Il faut un contrôle étatique sur qui a le droit de participer à la vie politique locale ou pas. Et cet examen s’exprime par l’Etat en termes de normes, règles et bureaucratie auxquelles se soumettent les candidats au passeport suisse. Il est piquant de constater que la vision de M. Alder se fonde justement sur la base du communautarisme, ici la communauté nationale: il y a les gens qui «en sont» et les autres. Et on différencie les droits et devoirs en fonction de cette identité formelle.

Mais, plus largement, cette appréciation soulève la question de la conception que l’on se donne du mot-valise «intégration». Si l’on suit les opposants aux droits politiques, on se cantonnerait au simpliste énoncé suivant: Suisse = intégré; non Suisse = non intégré. C’est un peu court. Bon nombre de nos compatriotes, nés Suisses, vivent dans une marginalité sociétale et politique qui fait qu’ils n’ont jamais ouvert une enveloppe de vote de leur vie, n’ont jamais eu une opinion politique réelle ou alors tiennent des propos frontalement contraires aux valeurs constitutionnelles, n’ont peut-être jamais payé un franc d’impôt et, pour certains, ne parlent même pas la langue du canton. Or, tous ces gens, pour M. Alder et consorts, sont parfaitement intégrés, puisque Suisses. A l’inverse, l’enseignant qui forme nos enfants, le chirurgien qui sauve des vies, le travailleur de chantier qui bâtit nos maisons, la femme de ménage qui les tient propres, eux, non, ne sont pas intégrés, car ils ne sont pas Suisses.

Le passeport suisse n’est pas si courtisé que cela

Alors, me direz-vous, «ils n’ont qu’à se naturaliser, vu qu’ils sont intégrés». Oui, pour ma part, j’en conviens. Mais c’est un choix personnel. Et c’est là que le bât blesse, car il touche à notre orgueil national: le passeport suisse n’est pas si courtisé que cela. Avec un taux de naturalisation de 2,8%, la Suisse se situe bien en dessous de pays à immigration comparable, comme la Suède (5,8%) ou les Pays-Bas (4,1%). En Suisse, on aime accroire que tout le monde rêve d’être nous, mais la réalité brute des chiffres montre autre chose: la majorité des résidents étrangers apprécient de vivre en Helvétie, mais n’ont pas une adhésion identitaire suffisante pour requérir un tampon rouge à croix blanche sur leurs documents.

Je crois que c’est là finalement le reproche qui est fait aux résidents étrangers: ils contribuent plus que les Suisses au PIB, aux assurances sociales, à la recherche scientifique, à la créativité entrepreneuriale, mais… ils ne veulent pas devenir Suisses. C’est humiliant. Alors si, en plus, ils contribuent politiquement à construire le canton, là ce serait trop.

Soyons clairs: l’octroi des droits politiques cantonaux aux étrangers n’est pas une revendication des étrangers. Il n’y a eu aucun mouvement populaire massif de ceux-ci sur cette question. Il ne s’agit pas d’un combat pour les droits d’une «minorité». Non, il s’agit d’avoir une conception libérale de la démocratie: nos institutions se nourrissent de toutes les compétences et de toutes les bonnes volontés. Et celles-ci ne dépendent pas d’un passeport. Elle relève d’un désir d’engagement pour la collectivité. Qui mieux que la Suisse, qui est une Willensnation, une nation de volonté, peut comprendre que les engagements citoyens s’additionnent mais ne se soustraient pas?

Octroyons ces droits politiques, partageons nos urnes et parions que recevoir un bulletin de vote à la maison peut être le début d’un processus pour une plus grande adhésion identitaire à notre pays, donc à la nationalité. L’intégration n’est pas une destination, mais un chemin.