Paloma Tschudi

Motion verte déposée par Paloma Tschudi en octobre 2020

Texte complet: M 2686

Exposé des motifs:

En novembre 2016, un jeune homme, apparemment sans histoire, meurt
sous les balles d’un agent de police à Bex. En même temps, un jogger se
retrouve ciblé « par erreur » par la police à Lausanne et finit aux urgences,
avec de nombreuses blessures. En 2017, un autre homme décède en prison
sans aucune raison apparente, après y avoir été, apparemment, emmené « par
erreur ». Enfin, en février 2018, un contrôle de police tourne mal et un
quatrième homme décède. Le point commun entre ces quatre hommes ? Ils
étaient tous Noirs. Des manifestations ont été organisées dans la foulée pour
dénoncer les violences policières, le profilage racial et le racisme
institutionnel que l’on perçoit au sein des différents corps de police. Deux ans
plus tard, l’affaire George Floyd aux Etats-Unis permet aux Genevois-es de
rappeler que les violences policières sont également une réalité dans notre
pays. Les Genevois-es sont à nouveau des milliers à descendre dans les rues
du canton pour dénoncer un racisme ordinaire et institutionnel encore bien
trop présent.

La problématique du délit de faciès est ainsi revenue au coeur du débat
public, ainsi que la réflexion sur les mesures à mettre en place pour empêcher
les contrôles arbitraires de personnes, fondés essentiellement sur la couleur
de leur peau ou d’autres caractéristiques ethniques.

Le profilage racial, ethnique ou « contrôle au faciès » consiste pour un-e
agent-e de police ou garde-frontière à contrôler un individu en se fondant sur
des critères tels que la couleur de peau ou l’appartenance ethnique supposée,
sans disposer de motifs objectifs comme le comportement de l’individu ou
des résultats d’enquêtes concrets. Un tel contrôle est donc discriminatoire et
illégal. Il enfreint l’interdiction de discriminer inscrite dans la Convention
européenne des droits de l’Homme, dans la Constitution fédérale et dans la
constitution genevoise. Les membres du corps de police qui pratiquent le
profilage racial encourent des conséquences pénales pour abus de pouvoir. Il est cependant difficile de prouver juridiquement lorsqu’on en est victime, à
moins que l’agent-e de police n’ait tenu des propos racistes.

Frédéric Maillard, consultant pour différentes polices en Suisse depuis
plus de 10 ans, a accompagné et analysé les pratiques de plus de
5000 policier-ère-s. Selon ses estimations, une interpellation sur cinq
« dérape » et ce chiffre est représentatif du sentiment de discrimination
provenant des agent-e-s de police. La Suisse ne disposant pas de statistiques
officielles sur les abus en matière de contrôles de personnes, cette estimation
ne peut pas être confrontée à des chiffres officiels. L’estimation avancée est
cependant fiable et très préoccupante. Dans un article datant d’avril 2017,
Frédéric Maillard explique même observer une recrudescence des violences
physiques et verbales de la part d’agent-e-s de police, dénoncées par d’autres
membres des corps de police, qui y voient une dégradation de leur pratique
professionnelle.

De tels comportements de la part de certain-e-s agent-e-s de police sont
inacceptables. Outre une violation flagrante de l’interdiction de la
discrimination, ces actes suscitent chez les victimes un sentiment
d’humiliation, d’exclusion, du ressentiment et de la méfiance. Dans certaines
situations, de tels contrôles sont traumatisants et provoquent des atteintes à la
santé.

Selon diverses études, on observe une chute drastique de confiance envers
la police lors de contrôles au faciès. Une enquête de l’Institut français
d’études démographiques (INED) constatait en 2010 que plus de la moitié
des personnes ayant subi des contrôles de police multiples exprimaient un
manque de confiance dans les forces de l’ordre, contre un quart pour les
personnes n’ayant pas été contrôlées. Un sondage effectué en France en 2017
par le Défenseur des droits révèle que 56,3% des personnes disant avoir été
contrôlées plus de cinq fois au cours des cinq années écoulées affirment ne pas avoir confiance en la police, contre 18% dans le reste de la population.
En 2019, Anne-Laure Zeller, coordinatrice du Centre d’écoute contre le
racisme de Genève affirmait qu’en plus de « se retrouver en état de choc
traumatique, voire post-traumatique (effet boomerang) lorsque le contrôle se
prolonge par une nuit en cellule par exemple […] » les victimes « expriment
leur perte de confiance, voire leur peur vis-à-vis des forces de l’ordre, des
institutions publiques et de l’Etat en général ».

Quel que soit le pays d’où proviennent ces études, les conclusions sont les
mêmes : le lien de causalité est clair entre une pratique policière perçue
comme injuste et la perte de confiance envers les forces de l’ordre. Les
conséquences concrètes sont le durcissement des relations avec les
communautés touchées et la perte de motivation au sein des corporations de
police, parmi les agent-e-s de police réprouvant de telles pratiques. Le délit
de faciès renforce aussi le racisme social, en exposant publiquement une
suspicion généralisée envers certaines populations.

Par ailleurs, les contrôles au faciès sont inefficaces. Diverses études
démontrent que le fait de fonder les contrôles sur des indications objectives
fait nettement baisser le nombre de contrôles en général, et augmenter le
nombre de contrôles positifs.

Prenant la mesure du problème, les autorités améliorent leurs pratiques à
travers le monde. En Grande-Bretagne, une commission de recours
indépendante a été spécifiquement créée pour analyser les plaintes
individuelles de victimes de contrôles au faciès. Des bases légales spécifiques
ont été introduites pour combattre le profilage racial. Les compétences de la
police en matière de contrôle et de fouille des personnes dans la rue ont été
clarifiées dans un code de conduite, indiquant notamment qu’un contrôle doit
reposer sur des raisons objectives et individuelles. Des informations sont
recueillies lors des contrôles de police, incluant notamment le nom de
l’officier-ère et la motivation du contrôle. Cette pratique est également en
vigueur aux Etats-Unis. La collecte de ces données permet de tenir une
statistique précise afin de surveiller le profilage racial. De nombreuses études
révèlent en outre que les tendances racistes des agent-e-s de police diminuent
avec l’obligation de justifier les raisons des contrôles effectués.

En Suisse également, les corps de police de différentes régions réagissent
face au profilage racial. A Lausanne, la police municipale a édicté une
directive en matière de délit de faciès. Cinq instructions sont données en lien
avec les profilages criminels, afin d’éviter des contrôles abusifs et leurs
conséquences négatives sur les personnes qui en sont victimes. La directive
insiste aussi sur l’importance d’une communication claire et respectueuse
avec les personnes ciblées.

Dans le canton de Berne, le « Projekt Dialog » vise à renforcer le dialogue
entre la police et les personnes de couleur. Il réunit la police cantonale et
deux associations locales. Dans le cadre du projet, une brochure
d’information sur les contrôles d’identité a été réalisée. Les échanges
réguliers avec les forces de l’ordre ont fait baisser les cas relatifs à des
contrôles de police discriminatoires. A Bâle-Ville, la police cantonale
s’assure, via le recrutement, d’être représentative de l’ensemble de la
population.

En 2016, lors de la refonte complète de la loi sur la police, un organe de
médiation prend place dans l’arsenal législatif du canton de Genève. Cet
organe est chargé de « a) d’entendre les justiciables qui s’estiment lésés par
l’action de la police ; b) d’entendre les membres de la police qui s’estiment
lésés dans l’exercice de leur fonction ; c) de procéder à des tentatives de
médiation ; d) d’assurer une bonne compréhension par le public du travail de
la police ».

En novembre 2017, la Ville de Zurich annonçait également prendre des
mesures, après qu’une étude sur les contrôles d’identité confirmait les cas de
dérapage. Les critères de contrôle sont désormais inscrits dans des directives.
Les agent-e-s de police doivent dire aux personnes contrôlées quels sont les
motifs de l’intervention. La formation de base et continue a été complétée par
des cours ad hoc et tous les contrôles sont comptabilisés, via une application.
Enfin, la médiatrice de la Ville de Zurich anime deux fois par année une table
ronde sur le profilage racial, avec des membres des corps de police et des
ONG.

Toutefois, malgré ces nombreuses initiatives, la pratique du profilage
racial est encore bien présente en Suisse. En 2019, vingt-trois cas de profilage
racial ont été enregistrés par les centres de conseil aux victimes de racisme en
Suisse, dont neuf cas ont été recensés par le Centre d’écoute contre le racisme
de Genève (C-ECR). En outre, la Commission européenne contre le racisme
et l’intolérance (ECRI) recommande à la Suisse, dans un rapport de mars
2020, « de former davantage la police à la question du profilage racial et à
l’utilisation du standard de soupçon raisonnable ». Elle recommande
également « la création d’un organe, indépendant de la police et du ministère
public, chargé d’enquêter sur les allégations de discrimination raciale et de
comportements abusifs à motivation raciste de la police ».

A son tour, la Commission fédérale contre le racisme a rappelé qu’il
n’existe « toujours pas de modules obligatoires pour les policiers et les
gardes-frontières qui abordent les questions du racisme et du profilage racial
(« délit de faciès »). […] De même, les services de médiation et les
organismes de réclamation cantonaux indépendants sont encore peu
nombreux en Suisse. Il reste donc difficile de porter plainte pour
discrimination contre les autorités de police. »

Seul le canton de Genève dispose d’un mécanisme indépendant
spécifiquement consacré au traitement des plaintes à l’encontre de la police.
Depuis 2016, l’organe de médiation de la police recueille les plaintes de
personnes ayant un différend avec la police cantonale ou les polices
municipales. Cependant, cet organe ne traite pas les cas de violence physique.
Dans ce cas, les plaignant-e-s doivent porter plainte auprès de la police ou du
Ministère public, ce qui pose problème. La police exerce des fonctions qui
entravent l’indépendance de la procédure d’enquête puisqu’elle dispose d’un
double statut, à la fois autorité de poursuite pénale et employeur. De plus, le
Ministère public travaille étroitement avec la police, avec qui une bonne
collaboration est nécessaire. Enfin, il arrive fréquemment que les autorités d’enquête et les agent-e-s de police accusé-e-s entretiennent des liens
personnels.

Ainsi, Genève, siège de nombreuses organisations internationales actives
dans la défense des droits humains, devrait être exemplaire et se doter
rapidement des mesures d’envergure pour lutter contre le profilage racial,
parmi lesquelles :

  • L’établissement d’instructions de service définissant le profilage racial,
    rappelant son interdiction et listant les critères en présence desquels un
    contrôle peut être effectué. La demande de baser les contrôles policiers
    sur des critères objectifs figure également dans le projet de loi déposé
    conjointement avec la présente proposition de motion.
  • La mise en place d’une statistique cantonale sur les contrôles de police,
    s’appuyant sur les informations récoltées via le récépissé concluant les
    contrôles de police, également demandé dans le projet de loi qui
    accompagne cette motion. Le Comité de l’ONU pour l’élimination de la
    discrimination raciale (CERD), en invitant à plusieurs reprises la Suisse à
    mettre en place des mesures de lutte contre le délit de faciès, a
    particulièrement critiqué l’absence d’une telle collecte de données
    statistiques.
  • La création d’un organisme de réclamation cantonal indépendant et
    gratuit chargé de traiter les plaintes concernant la police cantonale
    genevoise, tel que recommandé par l’ECRI.
  • La distribution systématique, lors de chaque interpellation, d’une carte
    rappelant aux personnes interpelées leurs droits et devoirs ainsi que ceux
    des agent-e-s de police, à l’instar de la police bernoise.
  • La modification de l’article 11 du Règlement sur l’organisation de la
    police (ROPol) afin que le port du numéro de matricule soit obligatoire
    pour tous-tes les agent-e-s de police, en toutes circonstances.
  • Des sanctions, à la hauteur de la gravité des actes commis, pour les
    membres du corps de police faisant subir du harcèlement, des
    humiliations et des violences à des personnes noires ou racisées.