Sophie Bobillier

Question urgente écrite déposée par Sophie Bobillier en mai 2023

Texte complet et réponse du Conseil d’Etat: QUE 1904 A

Exposé de la question:

Au mois d’avril dernier, à la suite d’une audience extraordinaire
concernant la situation de deux personnes incarcérées à l’établissement
concordataire de détention administrative de Favra, le Tribunal administratif
de première instance a retenu que leurs conditions de détention violaient
l’art. 3 CEDH, à savoir l’interdiction de la torture et des autres traitements
inhumains ou dégradants. La Chambre administrative de la Cour de justice a
confirmé l’illicéité des conditions de détention et la violation de l’art. 3
CEDH. Le Tribunal des mesures de contrainte du canton de Vaud a
également dressé le même constat.

Pour mémoire, l’interdiction de la torture et des autres traitements
inhumains ou dégradants relève des normes de droit international impératif,
auxquelles un Etat ne peut déroger sous aucun prétexte.

En 2020 déjà, la Commission nationale de prévention de la torture
(CNPT) avait constaté le caractère intrinsèquement inadapté de
l’infrastructure, dont l’aménagement et la conception même des pièces « ne
permettent pas d’offrir aux détenus un régime de détention plus souple qui
répondrait aux standards de la détention administrative ». Elle avait par
conséquent enjoint aux autorités genevoises de transférer toutes les personnes
détenues à Favra dans un établissement adapté, qui soit à même de répondre
aux standards minimaux applicables à la détention administrative. Depuis lors, les autorités n’ont pas respecté l’injonction de la CNPT. Pire, elles ont
encore aggravé la situation en construisant une minuscule cour entièrement
bétonnée et grillagée, incompatible avec l’exigence de pouvoir pratiquer une
activité physique prolongée et en violation des normes existantes.

La Ligue suisse des droits humains – Genève (LSDH-Ge), soutenue par la
Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), dénonce
également, depuis la réaffectation de Favra à la détention administrative, les
conditions de détention non conformes et indignes qui y prévalent et appelle
à sa fermeture immédiate.

Enfin, dans son projet de planification pénitentiaire, le Conseil d’Etat a
lui-même renoncé à cet établissement pour la détention administrative, fort
du constat que Favra présente des « dégradations avancées », est
« inadapté » et « conçu en dehors des normes de subvention fédérale,
comportant des surfaces non adaptées pour le régime de la détention
administrative ».

Au vu de ce qui précède, je sollicite le Conseil d’Etat afin qu’il réponde
aux questions suivantes :

  1. Le Conseil d’Etat envisage-t-il encore de placer ne serait-ce qu’une
    seule personne dans l’établissement de Favra, au risque de violer de
    manière répétée l’interdiction de la torture ?
  2. Dans quel délai le Conseil d’Etat compte-t-il fermer l’établissement
    concordataire de détention administrative de Favra de façon à respecter
    ses obligations nationales et internationales ?
  3. Quels sont les efforts entrepris par le Conseil d’Etat pour mettre en
    oeuvre des mesures de contrainte alternatives à la détention
    administrative – laquelle doit rester l’ultima ratio – comme prévu par
    les articles 73 et suivants de la loi fédérale sur les étrangers et
    l’intégration, étant rappelé que les mesures de contrainte alternatives
    représentent un coût financier et humain bien moindre que la détention
    administrative et permettent de respecter le principe de
    proportionnalité ?

Réponse du Conseil d’Etat

En préambule, le Conseil d’Etat tient à préciser que les 2 cas auxquels l’auteure de la présente question écrite urgente fait référence sont liés à un contexte particulier, en raison, à la fois, de l’évènement tragique vécu par les intéressés le 8 avril 2023 – à savoir la confrontation directe au décès d’un codétenu – et de la longue durée de détention déjà subie par ces derniers à Favra. Ces 2 éléments ont ainsi joué un rôle déterminant dans les premières décisions de justice rendues.

Depuis lors, plusieurs nouvelles détentions administratives à Favra ont été ordonnées par les services de police et confirmées tant par le Tribunal administratif de première instance (TAPI) que par la chambre administrative de la Cour de justice (CACJ). Cette dernière a notamment retenu, dans 3 arrêts récents rendus respectivement les 2, 11 et 16 mai 2023, que les conditions de détention à Favra étaient licites et ne contrevenaient à aucune
disposition légale, réglementaire ou conventionnelle. Dans ces 3 arrêts, la CACJ a aussi rappelé que « les constats effectués lors du transport sur place (du 25 avril 2023) montraient que l’établissement était globalement propre, l’hygiène des détenus y était garantie, ainsi que les soins médicaux, même en
l’absence d’une équipe médicale à demeure ».

Le Conseil d’Etat rappelle que le nombre de places de détention administrative au sein des établissements concordataires de Frambois et de Favra est insuffisant par rapport aux besoins de l’autorité de placement genevoise. De par son caractère frontalier et densément urbanisé, Genève est ainsi le canton qui a le plus grand nombre de mesures d’éloignement à exécuter en suspens (27% de l’ensemble des cas suisses au 1er novembre 2022), en matière de renvoi de personnes au titre de la loi fédérale sur les étrangers et l’intégration, du 16 décembre 2005 (LEI; RS 142.20).

  • Le Conseil d’Etat envisage-t-il encore de placer ne serait-ce qu’une seule personne dans l’établissement de Favra, au risque de violer de manière répétée l’interdiction de la torture ?

Il sied de préciser, à titre liminaire, que le Conseil d’Etat ne décide pas directement du placement des personnes étrangères en détention administrative.

Selon les dispositions pertinentes de la loi d’application de la loi fédérale sur les étrangers, du 16 juin 1988 (LaLEtr; rs/GE F 2 10), cette compétence revient aux commissaires de police; à l’exception des cas Dublin, les mises en détention administrative sont examinées d’office, sous l’angle de la légalité et de l’adéquation, par au moins une autorité judiciaire (en l’occurrence le TAPI).

Depuis le 2 mai 2023, ces mêmes autorités judiciaires ont confirmé les
mises en détention administrative dans l’établissement de Favra,
reconnaissant, ainsi, qu’elles ne violent aucunement l’interdiction de la
torture.

  • Dans quel délai le Conseil d’Etat compte-t-il fermer l’établissement concordataire de détention administrative de Favra de façon à respecter ses obligations nationales et internationales ?

Dans la mesure où l’établissement de Favra est conforme aux obligations nationales et internationales du canton de Genève en matière de détention administrative, il sera maintenu en fonction, tant qu’un nouvel établissement de détention administrative ne pourra pas prendre le relais des deux établissements existants.

La création de ce nouvel établissement fait partie des projets de construction ou rénovation à mettre en oeuvre suite à l’adoption de la loi sur la planification pénitentiaire, du 24 mars 2023 (LPPén; rs/GE F 1 52), désormais en vigueur. Les travaux départementaux y relatifs sont menés avec célérité en vue du dépôt des projets de loi qui, avec le soutien du parlement, permettront la réalisation concrète de ces projets dans un délai raisonnable.

Dans l’intervalle, le Conseil d’Etat s’assurera que les services compétents veillent à limiter au maximum le temps que les personnes détenues passent à Favra et fera procéder, le cas échéant, aux améliorations qui pourraient leur offrir de meilleures conditions de détention.

Par ailleurs, il convient de rappeler que plusieurs dispositions légales obligent les autorités cantonales compétentes à prendre toutes les mesures nécessaires, y compris ordonner une détention administrative en dernier recours, pour exécuter les décisions de renvoi ou d’expulsion prononcées par les autorités fédérales ou cantonales.

A ce sujet, lors de l’évaluation de la Suisse dans le domaine du retour qui a eu lieu en mars 2018, les experts Schengen, après avoir constaté que le canton de Genève ne disposait pas de suffisamment de places de détention administrative par rapport à ses besoins, ont conclu dans leur rapport que cette situation n’était pas conforme à l’article 8, paragraphe 1, de la directive 2008/115/CE (Directive retour).

Suite à cette visite d’inspection, le Conseil de l’Union européenne a adopté, le 14 mai 2019, une décision d’exécution (9272/19) arrêtant une liste de 20 recommandations adressées à la Suisse pour remédier aux manquements constatés lors de l’évaluation précitée. Parmi ces 20 recommandations, qui ont un caractère contraignant, la recommandation n° 15 enjoint expressément la Suisse à « augmenter la disponibilité des places pour la rétention des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier dans les centres spécialisés, en particulier des ressortissants masculins, en mettant les capacités de rétention en adéquation avec les besoins réels, en vue de soutenir et de renforcer l’exécution effective et proportionnée des décisions de retour en application de l’article 8, paragraphe 1, de la directive 2008/115/CE ».

  • Quels sont les efforts entrepris par le Conseil d’Etat pour mettre en oeuvre des mesures de contrainte alternatives à la détention administrative – laquelle doit rester l’ultima ratio – comme prévu par les articles 73 et suivants de la loi fédérale sur les étrangers et l’intégration, étant rappelé que les mesures de contrainte alternatives représentent un coût financier et humain bien moindre que la détention administrative et permettent de respecter le principe de proportionnalité ?

En préambule, le Conseil d’Etat tient à rappeler que le retour volontaire des personnes qui se trouvent en situation irrégulière sur le territoire cantonal, qui sont légalement tenues de quitter la Suisse, est toujours l’option privilégiée lorsque la sécurité et l’ordre publics ne sont pas menacés. En effet, un retour volontaire, qui est souvent combiné avec l’octroi d’une aide financière au retour et à la réintégration, est à la fois préférable pour les personnes elles-mêmes, et une solution souvent moins coûteuse pour l’Etat qu’un retour forcé. Les personnes sans antécédents pénaux graves se voient ainsi toujours octroyer un délai de départ volontaire et sont systématiquement invitées à s’enquérir auprès du service d’aide au retour de la Croix-Rouge genevoise de la possibilité d’obtenir une aide au retour. Ce n’est que lorsque la personne tenue de quitter la Suisse a clairement refusé cette possibilité, et qu’elle a démontré à réitérées reprises par son comportement qu’elle n’entend pas se conformer à son obligation légale de quitter la Suisse, qu’un renvoi sous contrainte est envisagé et, dans ce cadre, qu’une détention administrative peut éventuellement être ordonnée en dernier recours afin de garantir l’exécution de ce renvoi.

A cet égard, le Conseil d’Etat tient à souligner que le principe de proportionnalité est systématiquement appliqué et respecté dans l’application des mesures de contrainte prévues par le droit des étrangers. Ainsi, avant qu’une mise en détention administrative ne soit ordonnée, le recours à une mesure moins incisive est systématiquement examiné et, si celle-ci est apte à atteindre le but recherché et apparaît à même de garantir la présence de l’intéressé le jour de l’exécution de son renvoi, elle est toujours privilégiée.

Les mesures alternatives, telles que l’assignation d’un lieu de résidence au sens de l’article 74, alinéa 1 LEI, l’obligation de se présenter régulièrement à une autorité ou l’obligation de déposer des documents de voyage au sens de l’article 64e LEI, sont ainsi ordonnées depuis de nombreuses années lorsque les conditions correspondantes sont remplies.

Cela étant, en pratique, de nombreuses personnes ne remplissent pas les conditions d’application de ces mesures de substitution à la détention administrative, soit parce qu’elles ont déjà démontré par leurs actes, à réitérées reprises, qu’elles entendaient se soustraire à l’exécution de leur renvoi (non-respect d’une mesure alternative antérieure, soustraction(s) antérieure(s) à un renvoi, etc.), soit parce que les intéressés sont des criminels multirécidivistes et que l’exécution de leur refoulement revêt un intérêt public prépondérant.

Enfin, c’est le lieu de rappeler que, lorsqu’elles examinent les décisions de mise en détention administrative, les autorités judiciaires vérifient notamment qu’aucune autre mesure alternative à la privation de liberté n’est apte, en l’espèce, à garantir l’exécution des renvois et des expulsions. Autrement dit, lorsque les autorités judiciaires confirment une mise en détention administrative, cela signifie que les mesures alternatives à la détention mentionnées plus haut ne satisfont pas au principe de proportionnalité dans le cas considéré, faute de pouvoir garantir la présence de la personne concernée et sa disponibilité à l’endroit des services compétents les jour et heure exacts de la mise en oeuvre de son éloignement.