
Un mauvais sort pour les juges fédéraux
Par Nicolas Walder, conseiller national, texte paru dans la Tribune de Genève le 16 novembre 2021 – L’invité.
L’initiative populaire «Désignation des juges fédéraux par tirage au sort» sur laquelle le peuple est appelé à se prononcer le 28 novembre soulève des questions légitimes. Elle interroge par exemple sur la séparation des pouvoirs entre le parlement et la justice, en particulier sur la procédure de réélection des juges, qui a lieu actuellement tous les six ans.
Malheureusement, ladite «initiative sur la justice» apporte des réponses inadéquates et menace de jeter un voile opaque sur un système qui aujourd’hui fonctionne, notamment en proposant une désignation des juges fédéraux par tirage au sort par l’entremise d’une commission spécialisée aux contours flous.
En prônant la désignation des juges fédéraux par tirage au sort, les initiants prennent le risque de voir le pouvoir judiciaire perdre tant en légitimité qu’en représentativité: imaginez un instant que le hasard ne désigne que des hommes, que des juristes proches des milieux patronaux…
Outre ce biais sur la méthode, la composition et la mission de la commission de sélection des juges susceptibles d’être tirés au sort pose aussi question: ces aspirants juges seraient évalués par des «experts» choisis par le Conseil fédéral, mais selon des critères non précisés par l’initiative, sinon qu’ils doivent se baser sur les «compétences professionnelles» des candidats… Quant à savoir qui sera habilité à définir ces compétences, le texte est tout aussi nébuleux.
Le plus gros écueil que rencontrent les initiants tient cependant à leur volonté de mettre fin à la politisation des juges fédéraux. Louable intention, vraiment? «L’homme est un animal politique», disait Aristote. Le juge ou «l’expert» ne fait pas exception! Comme tout·e citoyen·ne, il porte des valeurs, des convictions… et s’il n’est encarté dans aucun parti, il pourrait être proche de tel lobby d’entreprise, de telle organisation patronale ou syndicale, de telle ONG, association ou corporation, tous politisés à un degré ou à un autre.
La justice n’est pas un département administratif ou technique, mais le troisième pouvoir à la marge de manœuvre certaine. Il s’agit ainsi d’élire un contre-pouvoir qui doit avant tout être pleinement représentatif des sensibilités de la population, afin que ses décisions soient en accord avec ses aspirations; au même titre que pour les deux autres pouvoirs. Les affinités politiques des juges, aujourd’hui affichées en toute transparence, sont déterminantes pour l’interprétation des textes. S’en priver ou, pire, les ignorer, mettrait en péril la représentativité et la légitimité de la justice.
Qui mieux dès lors que l’ensemble des élus du peuple – les parlementaires fédéraux – peut garantir la légitimité d’une justice représentative de toutes les sensibilités politiques, des genres et des différentes régions du pays? Certainement pas des juges a priori «neutres politiquement», triés par des «experts» désignés par un Conseil fédéral lui-même politisé mais ne reflétant pas l’ensemble des forces du parlement, dont les forces écologistes.
À l’heure où les décisions des juges sont de plus en plus remises en question, il est primordial que la justice continue à tirer sa légitimité de la volonté populaire et non du hasard.