[M] Camions-vélos: comment faire cohabiter l’éléphant et la souris
Cédric Jeanneret
Motion déposée par Cédric Jeanneret en août 2024
Texte complet: M 3039
Exposé de la question:
En 2022, les accidents à vélo ont provoqué 42 tués, 1329 blessés graves et 1371 blessés légers en Suisse (BPA, 2023). Le manque de sécurité est une problématique très importante qui est à l’origine de souffrances et qui représente aussi un frein majeur à l’essor du vélo.
A Genève la situation est de plus en plus préoccupante avec des accidents graves en croissance continue :
| 2019 | 2020 | 2021 | 2022 | |
| Nombre d’accidents | 199 | 205 | 227 | 242 |
| Accidents graves | 62 | 66 | 81 | 87 |
| Accidents mortels | 1 | 1 | 2 | 1 |
Le 27 janvier 2017, une universitaire de 27 ans circulant à vélo est tuée sous les roues d’un camion route de Malagnou. Le 7 juin 2024, un cycliste de 58 ans est happé sous les roues d’un camion alors qu’il roulait sur une bande cyclable, route des Acacias. Il perd la vie peu de temps après à l’hôpital. Il ne s’agit pas ici d’allonger la liste de ces drames, mais plutôt de proposer des solutions permettant de les éviter. Nous devons agir pour que cette tendance haussière soit inversée !
En effet, les mobilités actives telle la pratique du vélo permettent de désengorger le trafic, de lutter contre le bruit, la pollution, les maladies cardio-vasculaires, tout en créant des emplois locaux.
Enfin, au-delà du sinistre bilan humain et des traumatismes induits chez les conducteurs de camion – souvent inculpés –, les familles ou les témoins de ces tragédies, elles constituent une cause non négligeable de saturation du réseau : les accidents routiers sont responsables d’environ 10% des heures de bouchons cumulées à l’année sur les routes nationales suisses.
Privilégier les pistes cyclables séparées du trafic motorisé et différencier les aménagements cyclables / non cyclables Les bons élèves comme les Pays-Bas ou le Danemark l’ont compris et implémenté depuis des décennies : la séparation des flux (vélos, véhicules motorisés, piétons) constitue le Graal en matière de sécurité et de fluidité du trafic. Tant que ce principe n’est pas appliqué, il reste opportun de délimiter le plus visiblement possible les différents usages attendus de la voirie. Il s’agit de terminer dans les meilleurs délais la coloration des pistes et voies cyclables afin de différencier les modes de déplacement et de mettre en évidence les points accidentogènes lors d’interaction entre les flux de véhicules de différents types.
Moduler l’accès des poids lourds aux réseaux non équipés de pistes cyclables séparées ou généraliser la conduite en double équipage Le double équipage permet de réduire la fatigue des conducteurs, ce qui diminue le risque d’accident. Les conducteurs sont plus alertes et reposés lorsqu’ils se relaient, ce qui contribue à une conduite plus sûre. En trafic urbain, deux paires d’yeux ne sont pas de trop pour mener à bien des cargaisons de plusieurs tonnes dans un trafic dense incluant des usagers vulnérables. Bien que l’emploi de deux conducteurs puisse entraîner des coûts salariaux supplémentaires, les économies réalisées en termes de temps de route et d’amélioration de la productivité peuvent compenser ces coûts… l’objectif restant de réduire les coûts d’intervention des services d’urgence et d’hospitalisation des victimes.
Lors des pics de congestion du trafic, les autorités devraient pouvoir limiter le trafic de poids lourds conduits par un seul chauffeur sur les tronçons où les flux ne sont pas séparés. Une modulation des horaires de circulation des poids lourds est à étudier, de même qu’une concentration sur les itinéraires sécurisés dédiés aux convois exceptionnels.
Renforcer la signalisation aux points critiques Les aménagements physiques (rehaussements, poteaux de séparation, etc.) ou plus légers (comme des feux trois couleurs et/ou clignotants) sont à implémenter afin de renforcer la sécurité sur les tronçons accidentogènes.
Equipements optiques et électroniques permettant de minimiser les angles morts des camions et les risques de porte-à-faux La plupart des véhicules mis en circulation sont équipés de caméras et radars alertant les conducteurs de la présence d’obstacles ou véhicules à proximité. Ces équipements permettent de supprimer les angles morts tellement dangereux et de réduire les risques liés au déportement des essieux arrière du camion lorsqu’il tourne (porte-à-faux).
Afin d’éviter de nombreux drames, il paraîtrait requis d’obliger leur installation sur les poids lourds, ou a minima d’inciter les propriétaires de camions à en équiper leurs véhicules grâce à des mécanismes financiers et promotionnels (allègement d’impôts, subventions, etc.). La technologie étant disponible et fiable, il est temps de signer l’arrêt de mort des angles morts !
Intensifier la prévention
Pas facile pour un camionneur de se mettre dans la peau d’un cycliste, pas facile pour un cycliste de se mettre dans la peau d’un camionneur ! Cette meilleure compréhension des dynamiques de mobilité de chacun est pourtant primordiale pour prévenir des contacts souvent meurtriers. Pourtant, des modules de sensibilisation existent et sont à saluer, par exemple dans la formation des conducteurs des transports publics[1].
Intensifier les actions de prévention des accidents, notamment dans le cadre des prestations de la brigade d’éducation et de prévention de la police cantonale et des actions menées avec les associations actives dans le domaine des mobilités actives (PRO VELO, ATE, actif-trafiC, TCS, etc.), est requis, en particulier pour sensibiliser les cyclistes aux situations engendrant une perte de priorité lors de dépassement par la droite[2].
Améliorer le suivi statistique des accidents impliquant des cyclistes[3]
Sur les lieux d’un accident, la police remplit un constat selon le protocole du procès-verbal d’accident de la route qui se compose de trois feuillets : le feuillet « accident » décrit la situation, le feuillet « objet » les véhicules impliqués, et le feuillet « passagers » l’identité des personnes, leur état de santé, etc.
Trois types d’accidents sont distingués : les collisions impliquant un usager antagoniste (43% vélo, 35% VAE), les pertes de maîtrise qui ne concernent, du moins au moment de la chute, que la personne à vélo (54% vélo, 62% VAE) et une catégorie autre (3% vélo, 3% VAE) (BPA, 2023) qui comprend les collisions avec un animal ou encore l’emportièrage.
Le procès-verbal demande ensuite d’attribuer la responsabilité de l’accident. Les pertes de maîtrise sont automatiquement imputées à la personne qui a chuté. Pour les collisions impliquant un cycliste, le responsable principal est l’usager antagoniste, généralement au volant d’un véhicule motorisé, dans les deux tiers des cas et même dans 94% des collisions dans les giratoires (Transitec, OUVEMA et BPA 2023).
La police identifie ensuite une cause principale parmi une liste prédéfinie : état de la personne ; comportement de la personne ; véhicule ; infrastructure et influence externe ; cause inconnue. Le comportement fautif d’une personne peut renvoyer à l’inattention/distraction, la vitesse, l’utilisation inadéquate du véhicule, le refus de priorité ou encore à l’alcool.
Les causes des pertes de maîtrise ou chutes sont le plus souvent l’inattention/distraction (19% à vélo, 20% en VAE), l’alcool (16% et 16%), la vitesse (13% et 12%) et l’utilisation inadéquate du véhicule (10% et 11%).
Le reste, soit plus de 40% des cas, est classé dans la catégorie « autre ». Celle-ci regroupe notamment l’état de l’infrastructure qui ne constitue la cause principale que dans 6% des cas, mais avec une définition très restrictive comme le passage de rails à angle aigu ou le mauvais état de la route.
Une première limite du procès-verbal d’accident est de se focaliser sur la responsabilité des usagers. Ceci se justifie par son but premier qui est de déterminer la responsabilité à des fins d’assurance ou juridiques (qui doit être amendé ? qui doit payer ?) mais limite la compréhension des accidents.
Ensuite, les raisons retenues dans la nomenclature mènent à une simplification des causes d’accidents. Que signifie une vitesse trop élevée à vélo ? Et un manque d’attention ? Un-e cycliste accaparé-e par son smartphone ou faisant face à une situation complexe due au manque d’infrastructure et à la cohabitation forcée avec des véhicules motorisés ? En se focalisant sur le premier facteur, cette approche néglige la complexité des accidents et la chaîne de causalité qui les provoque : rôle de l’infrastructure et des conditions de circulation, implication indirecte d’autres usagers, etc.
Les cyclistes, comme les autres usagers de la route, sont tenus de rester maîtres de leur véhicule et de s’adapter aux conditions de circulation (LCR art. 31 et 32). Toutefois les caractéristiques du vélo, de la voiture et a fortiori du camion sont fondamentalement différentes, avec une plus grande vulnérabilité du premier, des véhicules motorisés bénéficiant d’un réseau routier conçu selon leurs besoins.
Les statistiques d’accidents sont trop souvent basées sur l’hypothèse implicite que, étant donné la qualité des infrastructures routières, un accident ne peut s’expliquer que par l’erreur humaine. Or, il est difficile d’appliquer telle quelle cette logique aux cyclistes. Le réseau cyclable est souvent lacunaire, les aménagements pas toujours sécuritaires et les cyclistes doivent le plus souvent faire leur place dans une infrastructure pensée selon les besoins des véhicules motorisés.
Le nombre d’accidents n’est pas un indicateur suffisant de la sécurité à vélo. Ce nombre devrait être rapporté à l’exposition au risque, comme le nombre de kilomètres parcourus ou d’heures passées à vélo. Sans cette exposition, il n’est pas possible de comparer les risques correspondant aux modes de transport, par régions, pays ou périodes. Les communiqués de presse sur les accidents impliquant les vélos à assistance électrique (VAE) négligent généralement la forte croissance de leur nombre et des kilomètres parcourus. Les données manquent : le Microrecensement mobilité et transports fournit des données tous les cinq ans mais avec une marge d’erreur non négligeable.
Les statistiques d’accidents renvoient à des définitions et méthodes qui contribuent à une vision individuelle de la sécurité routière. Or, dans ce domaine, un changement de paradigme vers une vision systémique est requis.
La vision actuelle est que le fait de se déplacer à vélo est un choix individuel, et que c’est dans les comportements individuels que se trouve la cause des accidents mais aussi leur solution (port du casque, vêtements clairs, etc.).
Une vision systémique prend quant à elle comme point de départ la nécessité d’améliorer la sécurité des déplacements à vélo tout en visant à développer cette pratique, étant donné ses avantages environnementaux, sociaux et économiques. Elle reconnaît que les usagers, quel que le soit leur mode de transport, sont faillibles et qu’il est nécessaire d’agir en amont. Les accidents ne relèvent pas de la seule responsabilité des individus, mais sont également le symptôme d’un dysfonctionnement de la voirie.
[1] Source : Oekoskop, revue des médecins en faveur de l’environnement, disponible en français, traduit par Dimitri Marincek et Patrick Rérat
[2] Rubrique juridique « Dépasser à droite ? », PRO VELO info, septembre 2022